Il me faut toujours du temps pour assimiler les choses. Je vis mes émotions à contre-temps. Souvent. C’est pratique parce que socialement je semble gérer. Je n’embête personne, je suis polie, je ne fais pas de bruit.
Sauf qu’en dedans, c’est un sacré bordel qui se construit. Ça monte tout doucement, un peu à distance d’un événement qui m’a laissé de marbre. Pas d’émoi. Pas de débat. Pas de place aux larmoiements en cet instant. Mais le froid du marbre se réchauffe, de jour en jour. Mon esprit s’agite, mon corps m’envoie des signaux… je sens que je couve une émotion qui va sortir, le marbre tiédit. Je me hâte, je ne comprends pas, mais je sens le couac qui vient. Après quelques jours, le marbre incandescent fait voler l’émoi en éclats et ça fait du bien autant que ça fait du mal.
Voilà la douloureuse semaine qui a suivi un événement vécu dans la matière froide du marbre : une expo photos sur la MUE (-tilation) des corps de femmes ayant subi les ravages du cancer du sein. Moi et mon sempiternel « oui mais moi, à côté, ça va » avons arpenté cette expo coupés de notre affect. On y est allés la fleur au fusil, pensant qu’on allait gérer la vision des corps et que nous allions être confortés dans l’idée que « oui mais moi, ça va ». Mais PAS DU TOUT !!!
Mon autocensure est telle que je nie ma part sombre « mais en vrai, ça va pas » jusqu’à ce qu’elle me mette KO.
KO, je l’ai été… quelques jours plus tard.

Ma plus vieille et fidèle amie de lycée était avec moi. Anne-So est infirmière libérale, comme moi. Elle a l’habitude des corps abîmés, des corps mutilés. Elle a été émue aux larmes en regardant ces femmes, en lisant le bout de leur histoire sur le panneau d’à côté. Je ressentais son émotion contenue et moi, je ne ressentais rien. Elle percevait ma censure, je regardais déjà ailleurs. Je n’étais plus là. Mon esprit se focalisait sur le site de l’expo. L’Hôtel Dieu. Cet ancien hôpital réhabilité en lieu festif, avec son roof, son resto, sa cour qui nous invite à l’oisiveté. Remontée de souvenirs de travail, des services St Yves, St François. Repenser à mon ancienne cadre, à mes collègues du bloc, à mes premiers pas en tant qu’IDE, repenser à Sophie aussi. Une autre vie. Une autre version de moi-même, un temps suspendu. Un espace-temps confondu dans ce cloître. L’émoi se plaçait là, pas sur le corps des femmes.


On est sorties de là. Ma vieille copine était habitée par ses émotions et coupée du réel. Moi j’étais les deux pieds dans la matière, coupée de tout affect. Après un verre en terrasse sous le soleil ardent d’une fin mars, on s’est quittées, étranges.
Je suis rentrée, contente de ma journée, j’ai parlé de l’Hôtel Dieu (blablabla l’hôtel Dieu) et l’expo ? RAS.
La nuit, j’ai rêvé. J’allais à mon RV post op, voir le Dr Zaka et je lui parlais de l’expo photos. On était fâchées toutes les deux, contre cette expo. Je ne sais pas pourquoi mais on était en colère. A mon réveil, l’expo a ressurgi. Toute la journée, elle était là, comme une traînée de poudre. Toute la journée, le marbre tiédissait et je cherchais à comprendre pourquoi tout ne restait pas froid et distant comme la veille. L’expo a pris une forme éthérée, elle était collée à moi comme une entité. Les fantômes de l’Hôtel Dieu, pensais-je.
J’ai compris… après quelques jours. Le temps faisant son œuvre. Une photo et son texte. Elle s’appelle Sandrine. Tout était là, dans mon téléphone, depuis le début. C’est le seul texte de l’expo que j’ai lu de bout en bout. Les autres, je les survolais. Le seul texte que j’ai pris en photo. Je savais, à ce moment que ce texte me serait salvateur mais je n’en avais pas conscience. C’est mon « mais en vrai, ça va pas » qui m’a donné l’injonction de prendre cette photo. Et Anne So, qui a pointé le texte de son index : « Hé ! Nono, ça te parle ça, non ? » J’ai répondu mollement « oui » et j’ai photographié.

Depuis décembre je brave, je me botte le cul, mon « mais moi, ça va » est sur le front… il prend toute la place nécessaire pour que mon « mais en vrai, ça va pas » ne s’exprime pas. La partie « fais pas chier le monde » supplante ma part « tu as le droit d’aller mal ». Je rigole en nommant ces choses Igor et Grichka. Parce que, comme les visages des frères Bogdanov, ce torse est mutant, hybride. Igor à gauche, le moins pire et Grichka à droite, le plus amoché.
D’aussi loin que je me souvienne, je vis les choses à retardement. Aujourd’hui, je me sens légitime de dire : oui, je n’ai pas eu de cancer, je n’ai pas eu de chimio et j’ai conscience de ma chance. Mais c’est difficile. Je ne vais pas bien. Je me sens mutilée. Mon corps n’est plus mon corps. Je le trouve moche. Je ne sens plus certaines parties de mon corps. Je sens trop la prothèse. Je ressens trop le corps étranger qui a remplacé ce qui n’est plus. Le sein réparé est froid comme le marbre de mes émois censurés. Je suis fatiguée des opérations. Je suis triste. Je pleure beaucoup depuis que j’ai accepté que ça n’allait pas si bien. Je pleure et c’est bien. Seule devant le miroir. Seule devant les restes de moi. Je rage contre ceux qui, dans des sous-entendus douteux, jugent que cette mutilation est une chance tout frais payés par la sécu. Je rage contre leur bêtise.
Colère – Pleurs – Tristesse.
« Moi, ça va mais en vrai pas tant que ça » a fait place à la dualité que je peinais à maintenir depuis des mois…
Merci aux deux parfaites inconnues qui ont rendu cette chose possible. Une photo, des mots, une alchimie. L’art et sa faculté de nous révéler à nous-même. André Malraux disait : « L’art, c’est le plus court chemin de l’homme à l’homme ». Merci à vous deux, Sandrine et Anne-Cécile. Merci pour le chemin de vous à moi.
Merci Anne-So, d’avoir été là ce jour là. Merci pour cette conversation à distance qui me fait penser que tu me connais mieux que moi-même.
Merci la Vie, je t’aime quand même, espèce de belle connasse !
Je t’aime tant « ma vieille
queuponne « !!
Tu me donnes là une belle leçon de vie 😘😘😘
« MERCI CONNASSE » me semble une bonne conclusion 😂
T’es la plus grosse badasse que je connaisse. Tu me le prouves encore une fois… 💓💕💖
Pleins de pensées 😘
Pas de mots Douce Nono, je suis surtout désolée de n avoir pas lu vos derniers écrits plus tôt. J espère vous revoir très très vite pour vous faire un gros câlin d Amour et surtout vous écouter parler de Vous 💖🐞
Bravo Nolwenn
Ce que tu as écrit est très fort.
Nous avons toujours besoin de temps, d’acceptation si acceptation Il y a…
L’écriture t’a aidé et tu as réussi à trouver ta thérapie pour aller mieux et avancer.
Tu as toujours eu une grande force en toi et un positionnement fort.
Je t’ai retrouvée avec cette volonté qui te caractérise. Je t’admire beaucoup. Continue à t’écouter et ne pas fuir tes besoins.