Extrait du journal intime de Yaëlle – Février 2000
Chez Po
Les soirées chez Pauline avaient une odeur particulière. Celle de la bougie parfumée mélangée à la fumée de cigarette. On y buvait de la bière, assises en tailleur sur la moquette. Nous étions baignées dans une lumière rouge, une ambiance de laboratoire photo sans l’odeur du fixateur. L’ampoule inactinique du plafonnier de sa chambre et les odeurs mêlées de bougies parfumées et de tabac, c’est de cela qu’était composée la chambre de Po.
Dans ce refuge d’adolescentes, on a tenté de fumer des graines de pavots. Lesquelles pétaradaient dans notre énorme joint informe. On avait aussi essayé les peaux de bananes séchées déposées sur le tabac, le tout enroulé dans un 3 feuilles OCB. Ni la banane, ni le pavot ne nous avait fait décoller vers des mondes psychédéliques. On se gaussait de nos expériences farfelues soldées par un gros flop ! Je me souviens davantage des soirées en tête à tête, l’immense affiche du film « Pump up the volume » accrochée au mur. Mark Hunter nous dominait du haut de cette affiche. Il était écrit en gros, à gauche du poster : « Y a t’il une vie après le lycée ? ». Toutes mes angoisses en ces quelques mots ? Y a t’il une vie pour moi dans ce monde là ? Y a t’il moyen de s’émanciper pour de vrai, dans cette vie là ? Bref, la vie, c’est quoi ? Pourquoi ? Où et quand ? Toutes ces questions me traversaient sans cesse et aujourd’hui adulte, je cherche encore les réponses, avec la souffrance en moins. Ce film, c’était le film culte de Po. Je crois qu’elle s’identifiait à la jolie brune, en bas de l’affiche : Nora. Ce film est devenu culte pour moi aussi. Léonard Cohen m’enivrait de son “Everybody knows”. Cette chanson, les premières notes de musique, cette voix grave, chaude et sombre m’émeuvent encore à chaque écoute. La mélancolie m’emporte instantanément, et dans la seconde, je suis dans la chambre de Po avec Harry la Trique, le poète des ondes de la radio pirate.
Je pense que l’enfant et l’adolescent que nous avons été, est toujours là, en nous. Je peux encore ressentir l’émoi que ce film a eu sur moi. Tous les ingrédients pour toucher l’ado paumée en quête de sens, et un brin révoltée que j’étais. La personnalité dissociée de Mark (timide et asocial le jour, survolté la nuit), la musique, le désir sexuel non dissimulé de Nora, le mal être des adolescents, la rébellion, la liberté d’expression.
Avec Po, on était attirées par les idées sombres sur un fond de déconne. Le rire dominait toujours mais une forme de noirceur, de douleur était présente. Je ne sais pas si tous les ados ont cette propension à la mélancolie, au désenchantement. Nous, on kiffait les chansons de Mano Solo, il était notre poète. J’avais le sentiment bizarre et incompréhensible que ses textes faisaient émerger de moi, une forme de déchirure enfouie depuis des vies entières. Mano Solo, il parlait de la mort, de la sienne, du SIDA qui a fini par le tuer. Il était torturé et on trouvait ça tellement beau. Ses mots, son désespoir, sa noirceur me touchaient comme s’il avait voulu ne parler qu’à moi. Alors on écoutait “la marmaille nue”, dans cette ambiance rouge de la chambre de Po.
Au delà de cette chambre, je me souviens de chaque recoin de sa maison. Je me souviens de ses parents et de l’apéro du dimanche. Je me souviens de son père avec une certaine tendresse. Il était d’humeur joyeuse et avait les yeux rieurs. Il dissimulait ses sourires derrière sa moustache mais ses fou-rires se révélaient dans une secousse presque muette. Je me souviens de Diego son chien, de ses grands parents qui habitaient à quelques maisons de là. Po était fille unique, comme moi. Pendant 2 ans, on a été comme 2 frangines. L’une chez l’autre tous les WE.