Histoire parallèle

Yaëlle et y a moi – Partie 4

Concert de Pigalle – La rencontre

Yaëlle a rencontré Elric un soir de concert dans une petite salle des fêtes, dans un petit bled paumé. C’était le 6 février 1993.

Alors qu’elle sortait tous les we avec sa copine Pauline, à traîner ici ou là, ce 6 février, Yaëlle ne voulait pas bouger. Ce soir-là, malgré le froid glacial, elle a cédé à Po, mais à peine arrivée devant la salle, elle le regrettait déjà. 

Elle n’avait pas le cœur à être là, mais elle ne l’avait pas à rester chez elle non plus. Ce sentiment de ne jamais se sentir là où il faut, c’est un sentiment qu’elle connaissait bien. Depuis un an, elle sortait beaucoup. Tous les WE pour ainsi dire. Au lycée, elle décrochait. Elle trouvait que sa vie était en perte de sens. Ses semaines étaient interminables de vide et ses WE ne la satisfaisaient plus. L’ennui s’immisçait partout. La lassitude corrompait son corps. Elle ne faisait rien de sa peau. Elle ne faisait rien de son esprit. L’un et l’autre englués dans une incurie qui lui donnait la nausée. Elle était sans impulsion de vie. Elle était une adolescente indolente. 

Ce 6 février 93, elle n’attendait rien. Elle était là, sans envie. Elle ne savait pas que ce soir-là, elle le rencontrerait, lui.

Quand elle est entrée dans la salle de concert, elle s’est laissée envelopper par la chaleur et l’odeur de fumée. Mélange de vapeur de cigarettes et de pétards. Atmosphère contrastant avec l’air froid et cinglant de dehors. Elle s’est sentie mieux. Du moins son corps. Sa tête, c’était encore autre chose. C’était plus compliqué. La salle était déjà pleine à craquer. Le froid avait pressé tous les jeunes à l’intérieur. Les bières se vidaient dans un brouhaha incessant. Les Clam’s se faisaient attendre et Yaëlle attendait la fin des Clam’s car elle n’aimait pas ce groupe de rock-Java. Elle se hâtait de voir Pigalle monter sur scène. Elle avait cédé à Po, parce qu’elle aimait ce groupe. Elle trouvait François Hadji-Lazaro fin et poétique. Son trait d’esprit contrastait avec son physique. Elle aimait la mélancolie de certaines de ses chansons. Yaëlle devait souvent s’arracher à cette mélancolie de crainte qu’elle ne l’absorbe complètement. Elle était empreinte de nostalgie et le spleen prenait un peu trop souvent le dessus. En ce début d’année 93, tous ces sentiments, ces états d’âmes devenaient plus mordants, plus vifs. Elle venait de fêter ses 16 ans et l’adolescence la déchirait en dedans. Mais le regard de l’autre est si important à cet âge qu’elle n’en parlait pas. Elle laissait croire que tout allait bien, que son échec scolaire n’était pas vécu comme un problème. Elle ne confiait pas la nostalgie qui l’étreignait. Elle taisait ses peurs, ses doutes, ses émois. Elle refoulait toutes les déchirures jusqu’à les ignorer elle-même, jusqu’à les gommer. Ne laissant plus qu’un malaise flou, un mal-être brumeux et confus. Ne laissant paraître que le contraire en riant fort. Elle sortait beaucoup, dansait en pogotant, riait bruyamment et de manière désopilante. Elle laissait penser que tout était sous contrôle. Tout le monde la croyait, tout le monde s’en accommodait et tout le monde se mentait, lui mentait, se taisait. Et en particulier sa mère. Elle laissait faire et tout lui était possible et autorisé.Tout ceci arrangeait Yaëlle. On lui foutait la paix. Elle ne rapportait que des notes calamiteuses mais elle était autorisée à sortir tous les WE. Et, insidieusement, elle se perdait. 

Dans cette salle de concert, elle était cette même Yaëlle perdue dans son monde. Son apparence physique était marquée de cette mode 90 et du rock alternatif. Elle était séduite par le mouvement punk et les idées anarchistes qui le guidaient. Elle était attirée par l’esthétique du code vestimentaire. Les doc marteens, les épingles à nourrices, l’imprimé ecossais, les chaines, les têtes de mort qui fleurissaient sur le dos des bombers. Et pour les filles, les docs montantes et les bas résilles. Elle trouvait tout cela joli, esthétique et aussi tellement subversif. Elle aimait la répulsion, le rejet, la gêne que ce mouvement provoquait auprès des générations précédant la sienne. De par les chaussures qu’elle portait, la musique qu’elle écoutait, les idées qu’elle défendait ainsi que les valeurs qui l’animaient, elle se sentait appartenir à ce groupe d’individus. Elle aimait les crêtes colorées, parfaitement alignées. Ces éventails, parfaitement sculptés. Elle trouvait ça beau et anticonformiste, joyeux et provocant. Rebel et charmant. Yaëlle aimait l’agressivité physiquement apparente et les valeurs de liberté, l’antiracisme, l’antinazisme que le mouvement défendait. Elle était donc là, parmi ces jeunes gens. Dans ses docs-martens montantes. Des docs vertes 10 trous. Ses longs cheveux noirs attachés en queue de cheval. Elle était là et les Clam’s n’en finissaient pas de chanter des chansons à boire ou des textes mollement engagés. Elle attendait que François se ramène avec sa vielle, son banjo ou autre accordéon. Pendant ce temps-là, Pauline s’amusait. Elle pogotait près de la scène, ne craignant pas les coups. Un peu en retrait, il y avait Nila, la voisine de Po. Yaëlle n’avait pas beaucoup d’affinité avec elle. Elle la trouvait fade et ennuyeuse. Elle ne l’aimait pas plus que ça, mais elle s’en accommodait.

C’est après le passage des Clam’s, avant l’arrivée de Pigalle. Dans cet entre-deux où l’on rallumait un peu les lumières. Où l’on ressortait pour une bouffée d’air malgré le froid glaçant. C’est là qu’elle l’a vu pour la première fois. Dans son bomber’s doré. Sa mèche de cheveux devant les yeux. Elle l’a trouvé beau, différent, sûr de lui. Ce soir-là, Yaëlle ne verra pas Pigalle sur scène, ou si peu. Elle ne verra que lui, qui semblait n’avoir d’yeux que pour elle. Le froid ne la saisissait plus, il s’était mué en un nuage cotonneux. Il lui a dit qu’il viendrait la voir, en stop, qu’il l’appellerait, qu’il promettait. Elle ne le croyait pas mais l’espérait presque douloureusement. Il était une promesse de jours meilleurs. Il était l’espoir d’un ailleurs.

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