
Je ne voulais pas le lire
Une histoire de plus sur le viol. Je ne voulais pas. J’entendais les critiques, les recommandations, j’ai vu les prix le couronner. Mais cette fois, je ne voulais pas céder à la tentation pour me protéger d’images qui peupleraient ma tête à la lecture de ces mots.
Et puis, l’autrice est venue dédicacer son livre à la librairie de Ploërmel. Dans le même temps, le lycée Lamennais de cette même ville censurait l’ouvrage, le banissant du CDI. Les lycéennes ont dénoncé la censure, certaines ont glissé des mots à Neige Sinno lors de la dédicace pour la remercier d’avoir nommé les choses. J’étais au volant de ma voiture, ce matin de novembre, et fidèle auditrice de la matinale de France inter j’entends cette chronique : lycée Lamennais – Ploërmel – Neige Sinno. Un souvenir rance remonte du fond de ma gorge. Ce vieux lycée catholique dans lequel j’ai traîné ma peine. On en est donc toujours là, à censurer les victimes et protéger les bourreaux.
Il fallait que je l’achète !
J’ai été clouée au siège. Lu en trois fois. Chaque fois clouée. J’ai pas pleuré mais il m’a noué. Le souffle court, le diaphragme bloqué. Elle nomme. Toutes les images ont pris forme dans ma tête. Elle nous met en garde p52 « Ami lecteur, amie lectrice, ma semblable, ma sœur, voici donc un aveu […] prends garde à mes propos », elle nous dit quelque chose comme « protège-toi, avance doucement, n’oublie pas de respirer, fais des pauses… » sauf qu’on est pris dans les filets, les pauses se font rares et le souffle nous fait défaut. Le corps réagit à chaque mot.
[Lisez-le parce que 160 000 enfants sont violés par an, en France.
Lisez-le parce que ce chiffre signifie : 1 enfant violé toutes les 3 minutes en France.
Lisez-le parce que dans chaque classe de 30 élèves, 3 enfants en moyenne, en sont victimes.]
Le livre s’ouvre sur le portrait du violeur. Son beau-père. Le mec bien, qui rend service, guide de montagne, sportif, il porte secours, il est plein d’une belle énergie qui le rend affable. Il est doté de qualités que notre société valorise. Il est aimé du village. Il a aussi des coups de sang, des travers, des défauts mais qui n’en a pas ?
Il viole pendant des années l’enfant qu’il est censé protéger. Il avoue les viols quand Neige Sinno porte plainte. Il est incarcéré quelques années. Pourquoi lui, n’a t’il pas nié ? Pourquoi il a avoué les viols répétés alors que tant d’autres nient ? S’il avait nié comme la majorité d’entre eux, il aurait été acquitté nous dit l’autrice. Parce que l’enfant n’est pas pris au sérieux. Ce qu’elle dénonce là, de notre dysfonctionnement je le relie au rapport de la CIIVISE (commission indépendante sur l’inceste et les violence sexuelles faites aux enfants) initiée par Macron et qui a rendu son rapport ce même mois de novembre 2023 après 3 ans d’enquête et le recueil de 30000 témoignages. Le rapport de la CIIVISE livre un avant-propos bouleversant qui termine comme ceci :
« [la commission] espère enfin que ce rapport sera connu des enfants, d’une manière ou d’une autre; que les enfants en entendront parler et se diront que cette CIIVISE a fait un travail sérieux, comme les enfants font un travail sérieux parce que les enfants sont des gens sérieux, qui vivent leur vie sérieusement; que les enfants victimes se diront qu’ils vont être protégés, que les adultes qui les croient et veulent les protéger vont réussir parce qu’ils ne sont pas tout seuls. »
Sauf que le président de la commission, le juge Édouard Durand qui a fait un travail remarquable a été « écarté » (ou plutôt « viré ») de la commission et même si celle-ci est maintenue en son nom, son travail lui, ne l’est plus. Aucun communiqué sur le rapport, aucune décision prise, aucune opération de dépistage envisagée… Un gâchis. La seule bonne idée de Macron et il l’a tuée dans l’œuf !
Je ne peux pas vous enjoindre à le lire, malgré l’injonction à le faire plus haut, même si je rêve d’une société qui s’éduque, se lève, fait front et demande des comptes.
Hier soir, après l’avoir refermé, Maëlle m’a demandé de quoi il parlait. J’étais ébranlée par un passage dans lequel l’autrice raconte à sa jeune fille son passé traumatique. Elle nomme les choses. Elle enveloppe les mots de douceur mais elle livre la réalité à son enfant. Je n’ai pas pu livrer ces mots à ma fille bien plus grande pourtant. Moi qui d’ordinaire nomme tout, dis tout.